NIETZSCHE

ET LA MORT DE DIEU

 

NOTE A PROPOS DU " NIETZSCHE " DE JASPERS (1)

I

IMMANENCE ET VOLONTÉ D'IMMANENCE

 

Comme d'autres ont philosophé en présence de la divinité, Nietzsche a philosophé, si on peut dire, en présence de l'absence de la divinité, et c'est sans doute plus terrible. Kierkegaard est « devant Dieu », Nietzsche est devant le cadavre décomposé de Dieu. Bien plus, tandis que Kierkegaard pense que Dieu veut ma mort, Nietzsche pense que l'homme doit vouloir sans cesse à nouveau la mort de Dieu. Cette mort n'est pas seulement un fait, elle est l'action d'une volonté. Pour que l'homme soit vraiment grand, véridique, créateur, il faut que Dieu soit mort, que Dieu soit tué, qu'il soit absent. En le privant de Dieu, j'apporte à l'homme l'immense don qu'est la parfaite solitude, en même temps que la possibilité de la grandeur et de la création.
L'angoisse devant la mort disparaît. « Cela me rend heureux, dit Nietzsche, de voir que les hommes ne peuvent pas penser Jusqu'au bout la pensée de la mort. » « Notre unique certitude, la cernitude et de valeur, plus nous soyons sur nous », et c'est bien ainsi. Et il est bien aussi que « plus notre vie a de plénitude et de valeur, plus nous soyons prêts à la donner pour une seule sensation agréable ». L'homme s'inclinera vers la mort sans la craindre, chacun vers la mort qui est la sienne. Bien plus, l'idée de fête est liée souvent par Nietzsche à l'idée de mort. Faisons fête à la mort, faisons de la mort une fête, ce sera encore la meilleure façon de nous venger de la trahison de la vie.
 

II

VOLONTÉ D'IMMANENCE ET VOLONTE DE TRANSCENDANCE

 
La philosophie de Nietzsche, c'est essentiellement, nous dit Jaspers, l'affirmation du monde comme pure immanence. C'est ce monde-ci qui est l'être. Mais de même que la croyance de Kierkegaard est une croyance qui doute, de même la négation de Nietzsche. L'absence de Dieu n'est ni erreur ni vérité. Et c'est pourquoi la pensée de l'absence de Dieu est passion, est volonté, de même que chez Kierkegaard la pensée de Dieu est passion et volonté. Nietzsche vit cette réalité de la mort de Dieu en la voulant comme nous l'avons vu; et en même temps sans la vouloir. Il veut Dieu en même temps qu'il veut la mort de Dieu. Et la pensée de l'absence de Dieu ne supprime pas en lui l'instinct créateur de Dieu. Telle est 1' « existenzielle Gottlosigkeit » dont parle Jaspers.
 

III

TRANSCENDANCE

 
Nietzsche est ébranlé, puis transpercé par l'idée de cette transcendance qu'il nie. Et le sérieux de cet abandon de soi, tel que Nietzsche l'a accompli, n'est-il pas, se demande Jaspers, comme l'image de la perte et du sacrifice de soi sous l'influence de la transcendance? « Par opposition au positivisme, au naturalisme, au matérialisme, il y a chez lui une négativité universelle, une insatisfaction sans limite devant tout aspect de l'être. Et cette poussée de l'insatisfaction et de la négation se fait avec une telle passion, avec une telle volonté de sacrifice, qu'elle semble venir de la même profondeur que les grandes relisions et les croyances des prophètes. » L'immoralité de Nietzsche est négation de le fausse morale; de même, nous dit Jaspers, sa négation de Dieu est liaison authentique avec l'être, affirmation du oui, volonté de substance. Le non quand il est radical peut, par sa propre force, par sa frénésie, se transformer en oui, et le nihilisme, nihilisme des forts et non plus nihilisme des faibles, en philosophie positive. Dans ce nihilisme qui se transcende, qui se nie, l'être se révèle. Par la blessure même qu'il sent en lui, par sa douleur de dieu déchiré, Nietzsche atteint le fond de l'être, le temps. Il a l'œil fixé à la fois sur la roue de l'éternel retour et sur la ligne, finie-infinie, du plus lointain horizon, du surhumain. Il unît en lui Ixion et Prométhée. Si la nécessité et la volonté, le passé et l'avenir viennent se fondre, si le plus haut fatalisme vient, selon l'expression même de Nietzsche, s'identifier avec le hasard et avec la création, avec l'activité la plus haute, si le monde absurde et incomplet de l'insatisfaction perpétuelle, recevant le sceau et la bénédiction de l'éternité, devient le monde complet de l'éternelle satisfaction, n'est-ce pas parce que l'identité des opposés est l'expression transcendante de l'être en tant qu'il ne peut être saisi dans aucune catégorie? Et ne savons-nous pas que les cercles et les antinomies ne sont que des moyens pour toucher de biais et dans l'ombre ce qui dépasse toute loi, toute parole, toute forme?
Jean WAHL
(1) Karl Jaspers, Nietzsche, Einführung in das Verstaendnis seines Philosophierens, Berlin, 1936. Sur cet ouvrage, on trouvera un compte remdu plus général p. 28.