PROPOSITIONS |
Lorsque Nietzsche espérait être compris après cinquante ans, il ne pouvait pas l'entendre seulement au sens intellectuel. Ce pour quoi il a vécu et s'est exalté exige que la vie, la joie et la mort soient mises en jeu et non l'attention fatiguée de l'intelligence. Ceci doit être énoncé simplement et avec la conscience de s'engager. Ce qui se passe profondément dans le renversement des valeurs, d'une façon décisive, c'est la tragédie elle-même : il ne reste pas beaucoup de place pour le repos. Que l'essentiel pour la vie humaine soit exactement l'objet des horreurs soudaines, que cette vie soit portée dans le rire au comble de la joie par ce qui arrive de plus dégradant, de telles étrangetés placent ce qui se passe d'humain à la surface de la Terre dans les conditions d'un combat mortel : elles placent dans la nécessité de briser pour « exister » l'enchaînement de la vérité reconnue. Mais il est vain et excédent de s'adresser à ceux qui ne disposent que d'une attention feinte : le combat a toujours été une entreprise plus exigeante que les autres. C'est dans ce sens qu'il devient impossible de reculer devant une compréhension conséquente de l'enseignement de Nietzsche. Ceci vers un développement lent où rien ne peut être laissé dans l'ombre. |
1 - PROPOSITIONS SUR LE FASCISME |
I. « La plus parfaite organisation de l'univers
peut s'appeler Dieu » (I). 4. La démocratie repose sur une neutralisation d'antagonismes
relativement faibles et libres; elle exclut toute condensation explosive.
La société monocéphale résulte du jeu libre
des lois naturelles de l'homme, mais chaque fois qu'elle est formation
secondaire, elle représente une atrophie et une stérilité
de l'existence accablantes. La seule société pleine de vie
et de force, la seule société libre est la société
bi ou polycéphale qui donne aux antagonismes fondamentaux de la
vie une issue explosive constante mais limitée aux formes les plus
riches.
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2 - PROPOSITIONS SUR LA MORT DE DIEU |
6. L'acéphale exprime mythologiquement la souveraineté vouée à la destruction, la mort de Dieu, et en cela l'identification à l'homme sans tête se compose et se confond avec l'identification au surhumain qui EST tout entier « mort de Dieu ». 7. Surhomme et acéphale sont liés avec un éclat égal à la position du temps comme objet impératif et liberté explosive de la vie. Dans l'un et dans l'autre cas, le temps devient objet d'extase et il importe en second lieu qu'il apparaisse comme « retour éternel » dans la vision de Surlej ou comme «catastrophe » (Sacrifices) ou encore comme « temps-explosion » : il est alors aussi différent du temps des philosophes (ou même du temps heiddegerien) que le christ des saintes érotiques l'est du Dieu des philosophes grecs. Le mouvement dirigé vers le temps entre d'un coup dans l'existence concrète alors que le mouvement vers Dieu s'en détournait pendant la première période. 8. Le temps extatique ne peut se trouver que dans la vision des choses que le hasard puéril fait brusquement survenir : cadavres, nudités, explosions, sang répandu, abîmes, éclat du soleil et du tonnerre. 9. La guerre, dans la mesure où elle est volonté d'assurer la pérennité d'une nation, la nation qui est souveraineté et exigence d'inaltérabilité, l'autorité de droit divin et Dieu lui-même représentent l'obstination désespérée de l'homme à s'opposer à la puissance exubérante du temps et à trouver la sécurité dans une érection immobile et proche du sommeil. L'existence nationale et militaire sont présentes au monde pour tenter de nier la mort en la réduisant à une composante d'une gloire sans angoisse. La nation et l'armée séparent profondément l'homme d'un univers livré à la dépense perdue et à l'explosion inconditionnelle de ses parties : profondément, au moins dans la mesure où les précaires victoires de l'avarice humaine sont possibles. 10. La Révolution ne doit pas être considérée seulement dans ses tenants et aboutissants ouvertement connus et conscients mais dans son apparence brute, qu'elle soit le fait des puritains, des encyclopédistes, des marxistes ou des anarchistes. La Révolution dans son existence historique significative, qui domine encore la civilisation actuelle, se manifeste aux yeux d'un monde muet de peur comme l'explosion soudaine d'émeutes sans limites. L'autorité divine, du fait de la Révolution, cesse de fonder le pouvoir : l'autorité n'appartient plus à Dieu mais au temps dont l'exubérance libre met les rois à mort, an temps incarné aujourd'hui dans le tumulte explosif des peuples. Dans le fascisme lui-même, l'autorité a été réduite à se fonder sur une révolution prétendue, hommage hypocrite et contraint à la seule autorité imposante, celle du changement catastrophique. 11. Dieu, les rois et leur séquelle se sont interposés entre les hommes et la Terre — de la même façon que le père devant le fils est un obstacle au viol et à la possession de la Mère. L'histoire économique des temps modernes est dominée par la tentative épique mais décevante des hommes acharnés à arracher sa richesse à la Terre. La Terre a été éventrée, mais de l'intérieur de son ventre, ce que les hommes ont extrait, c'est avant tout le fer et le feu, avec lesquels ils ne cessent plus de s'éventrer entre eux. L'incandescence intérieure de la Terre n'explose pas seulement dans le cratère des volcans : elle rougeoie et crache la mort avec ses fumées dans la métallurgie de tous les pays. 12. La réalité incandescente (lu ventre maternel de la
Terre ne peut pas être touchée et possédée
par ceux: qui la méconnaissent. C'est la méconnaissance
de la Terre, l'oubli de l'astre sur lequel ils vivent, l'ignorance de
la nature des richesses, c'est-à-dire de l'incandescence qui est
close dans cet astre, qui a fait de l'homme une existence à la
merci des marchandises qu'il produit, dont la partie la plus importante
est consacrée à la mort. Tant que les hommes oublieront
la véritable nature de la vie terrestre, qui exige l'ivresse extatique
et l'éclat, cette nature ne pourra se rappeler à l'attention
des comptables et des économistes de tout parti qu'en les abandonnant
aux résultats les plus achevés de leur comptabilité
et de leur économie. 15. La recherche de Dieu, de l'absence de mouvement, de la tranquillité,
est la peur qui a fait sombrer toute tentative de communauté universelle.
Le cœur de l'homme n'est pas inquiet seulement jusqu'au moment où
il se repose en Dieu : l'universalité de Dieu demeure encore pour
lui une source d'inquiétude et l'apaisement ne se produit que si
Dieu se laisse enfermer dans l'isolement et dans la permanence profondément
immobile de l'existence militaire d'un groupe. Car l'existence universelle
est illimitée et par là sans repos : elle ne referme pas
la vie sur elle-même mais l'ouvre et la rejette dans l'inquiétude
de l'infini. L'existence universelle, éternellement inachevée,
acéphale, un monde semblable à une blessure qui saigne,
créant et détruisant sans arrêt les êtres particuliers
finis : c'est dans ce sens que l'universalité vraie est mort de
Dieu. |
Georges BATAILLE |
NOTES. — (1) Volonté de puissance, § 712 (Œuvres
complètes, Leipzig, 1908, t. XVI, p. 170). |