INTERPRÉTATIONS RÉCENTES DE NIETZSCHE

 

I. — Karl JASPERS, NIETZSCHE, EINFUEHRUNG IN DAS VERSTAENDNIS SEINES PHILOSOPHIERENS. — Berlin, 1936.
Le seul ouvrage donnant une représentation d'ensemble de la vie et de la pensée de Nietzsche était jusqu'aujourd'hui celui de Charles Andler. Andler a déterminé dans les cadres de sa Propre intelligence des choses le mouvement de la pensée nietzschéenne : son interprétation vaut à peu près ce que vaut une telle intelligence, Dans la mesure où elle est pénétrée par le hégélianisme et la sociologie française, elle projette sur le système de Nietzsche une lumière inhabituelle; dans la mesure où elle est celle d'un professeur moins porté aux dangers de l'angoisse philosophique qu'aux tranquilles exposés d'histoire littéraire, elle aplatit... L'ouvrage de Jaspers répond à un plan analogue à celui d'Andler, mais il ajoute à ce nouveau « manuel » tout l'intérêt qui touche à la personnalité de Jaspers, l'un de ceux qui rendent vie aujourd'hui à la grande philosophie allemande. Parce qu'il est un philosophe de la tragédie, il a été possible à Jaspers d'entrer dans la philosophie de Nietzsche, d'en suivre le mouvement contradictoire sans jamais le réduire à des conceptions toutes faites. L'intelligence libre de Jaspers suit même la vie avec une fidélité si constante qu'elle aboutit à ce qui peut devenir le principe d'une élusion des conséquences : aux exigences nietzschéennes formulées dans la fièvre, JasPers ne répond qu'en les rejetant à des possibilité vagues : « Rien ne nous est donné achevé mais seulement dans la mesure où nous le conquérons », affirme-t-il. Comment éviter d'éprouver une fois de plus devant une aussi belle phrase le tacite entêtement humain qui refuse à la pensée la possibilité d'être exprimée par des actes, non par des gloses.
Mais avec le domaine politique, étant donné qu'on n'y envisage pas les problèmes ultimes mais des moyens termes, la volonté de ne pas être lié et la mobilité de l'analyse se révèlent seuls aptes à saisir une attitude déconcertante. L'exposé de Jaspers brise enfin les cadres préétablis où l'on cherchait à faire entrer en la mutilant, la « politique » nietzschéenne. Un passage significatif de cet exposé marque peut-être mieux que toute autre considération la distance qui sépare Nietzsche de l'interprétation fasciste (I).

« Ce par quoi Nietzsche se distingue des autres penseurs politiques, c'est l'absence chez lui de cette délimitation notionnelle de la politique qui les caractérise tous. Le plus souvent, ils l'ont conçue soit dans un sens théologique et transcendantal par rapport à Dieu et à la transcendance, suit par rapport à une réalité spécifique de l'homme. La pensée polilitique peut, par exemple chez Hegel, s'accomplir dans le projet de totalité existante ou en devenir; c'est, alors que cette pensée, en tant que tout systématique, est l'expression d'une réalité factuelle et, en particulier, justification et exclusion, son contenu étant la conscience de l'ambiance existante. Ou bien cette pensée, chez Machiavel, peut se déployer en regard de réalités particulières et de leur signification, quant aux lois propres à la puissance; c'est alors que sont élaborés des types de situations et des règles de comportement, soit dans le sens d'une technique politique, soit en se référant immédiatement à un agir surgi de la volonté de puissance, de la présence d'esprit et du courage, agir qui ne saurait être rationnalisé d'une manière définitive. Nietzsche ne s'engage sur aucun de ces chemins, il ne fournit ni un tout systématique à la Hegel, ni une politique pratique à la Machiavel, mais sa pensée procède d'un souci qui embrasse la condition de l'homme, même, de l'être de l'homme, sans être (encore ou déjà) en possession d'une substance intégrale Il établit l'origine de l'événement politique, sans se plonger méthodiquement dans les réalités concrètes particulières de l’agir politique, tel qu'il se manifeste tous les jours dans la lutte des puissances et des hommes. Il veut engendrer un mouvement éveillant les derniers fondements (dernières causes) de l'être de l'homme et contraindre par sa pensée les hommes qui l'écoutent et le comprennent à entrer dans ce mouvement, sans que le contenu de ce mouvement ait déjà reçu une détermination étatiste, populiste (völkisch), sociologique quelconque. Le contenu qui détermine tous les jugements, est bien plus, chez Nietzsche, l'attitude « intégrante » à l'égard du tout de l’être, n'est plus seulement de la politique, rnais est philosophie au moyen de laquelle, dans l'abondance du possible, sans principe rationnel, le contraire et le contradictoire peuvent être tentés — tentative obéissant au seul principe du la salvation et de la gradation de la condition humaine. »
« Comparée, aux grandes constructions traditionnelles des sciences politiques et de la philosophie de l'Histoire, la pensée de Nietzsche doit, par conséquent, se refuser à toute méthode déductive comme à toute détermination notionnelle. Cependant, encore que son contenu échappe à une interprétation déterminée, elle provoque la création d'une atmosphère cohérente. Telle une tempête, cette pensée peut agiter l'âme; mais elle devient insaisissable sitôt qu'on la veut astreindre à l'état de forme et de notion claire et définitive. Dans la mesure où la pensée de Nietzsche tend à créer cette atmosphère, elle évite tout ce qui pourrait avoir l'apparence d'une doctrine. Les possibilités les plus diverses sont mises à l'épreuve avec une égale véhémence, sans être réunies en un seul but univoque. Le notionnel n'y prétend jamais être l'expression d'une vérité devenant condition existante. Il semble s'offrir comme un moyen d'une souplesse illimitée, au service d'une volonté de pensée dominatrice, qui n'est fixée à rien. Ce faisant, elle atteint dans la formulation, un maximum de puissance suggestive. Seul qui sait identifier cette puissance de l'expression avec la faculté de métamorphose, s'approprie le sens de cette pensée, » « Comme il est impossible de faire de la pensée politique de Nietzsche un système rationnel sans que l'on détruise du même coup la pensée nietzschéenne proprement dite, la particularité de cette pensée « voulante » ne peut devenir sensible dans sa détermination (de direction) vivante et non point notionnelle, que par la recherche des facteurs « contradictoires » qui y sont manifestés. »

II. — Karl LŒWITH, NIETZSCHES PHILOSOPHIE DER EWIGEN WlEDERKUNFT DES GLEICHEN. — Berlin, 1935

Pour en finir une fois pour toute avec les modes d'interprétation qui nous présentent Nietzsche « comme l'apôtre de l'individualisme effréné, le créateur d'un réalisme héroïque ou d'une doctrine orgiastique », Löwith se propose de caractériser le principe fondamental de la totalité cachée de la doctrine nietzschéenne sous sa force aphoristique.
La situation actuelle de la philosophie exigeait le rétablissement de la nécessité verbale. Elle poussait Nietzsche à rompre avec la vieille systématisation du dix-neuvième, à s'exprimer selon les moyens les plus immédiats, donc à faire preuve du modernisme le plus outrancier : et ce faisant, cette même situation le contraignait simplement à un retour à la forme nécessairement la plus fortuite et par conséquent la plus originelle, la plus antique de la Pensée. C'est donc une erreur de ne voir, selon un critère scientifique, qu'un mélange d'aperçus scientifiques et de visions poétiques dans sa philosophie. C'est au critère présocratique qu'il faut revenir pour constater ce trait essentiel : Nietzsche se ressouvenant de l'originelle unité de la vérité et de la fiction dans le langage sentencieux des sages de l'antiquité. Ce principe du ressouvenir qui se manifeste jusque dans la nécessité d'expression, préside à toute l'évolution nietzschéenne et Löwith nous montrera comment l'odyssée de sa conscience n'a pour but que la rentrée au port de la première jeunesse. Löwith consacre à ce principe du retour sur soi-même la partie centrale de son ouvrage, ainsi divisée :
1) Libération par rapport au TU DOIS chrétien pour atteindre au JE VEUX du supranihilisme.
2) Libération par rapport au JE VEUX pour atteindre au JE suis de la surhumanité dans le retour éternel.
En substituant le JE VEUX au TU DOIS, l'âme nietzschéenne effectue la dangereuse conversion de la foi dans le vieux Dieu à présent mort et dont elle se considère le meurtrier, en la volonté du néant, car la liberté recouvrée par la mort de Dieu exige que l'homme veuille le néant plutôt que de renoncer à toute volonté. Mais par ce vouloir le néant qui est le non-sens du monde sans but, l'homme surmontera ce non-sens, car il aura simplement voulu ce qui avait toujours été et ce qui toujours sera : surmonter le non-sens, c'est donc vouloir l'éternel retour qui en absorbant le JE VEUX transitoire amènera l'affirmation du JE Suis. Le pivot de ce mouvement cyclique est cet événement terrible et mystérieux qu'est la mort de Dieu, expérience cruciale de Nietzsche..

Du point de vue théorique, Hegel concevait « la mort de Dieu comme un Vendredi Saint spéculatif », Feuerbach développait un « athéisme pieux », tous deux ajournaient les conséquences d'un événement qui pour Nietzsche avait toute l'étendue d'un cataclysme incommensurable : de la mort de Dieu naissait le surhomme. Mais n'était-ce pas aussi la résurrection d'un « nouveau et très ancien. Dieu »? A Nietzsche la mort de Dieu se révèle dans son expérience « illuminée » pourrait-on dire, de « ces instants qui semblent tombés de la lune, ces instants où l'on ne sait plus de combien d'ans l'on est âgé et combien jeune l'on sera encore... Je ne doute pas qu'il n'existe plusieurs sortes de Dieux... » Mot où Löwith reconnaît un instinct créateur de divinités. C'est en effet dans l'un de ces instants que lui vient l'idée de retour éternel, c'est dans l'un de ces instants qu'il rencontre Zarathoustra, qu'il devient lui-même l'ombre de Zarathoustra, c'est dans l'un de ces instants qu'il s'éprouve comme le meurtrier de Dieu, et ce sera dans un pareil instant qu'il subira cette transformation double et définitive : en Nietzsche-Dionysos et Nietzsche fou. Lowith, tout le long de son livre, s'évertue à mettre fort judicieusement en relief cette troublante équivoque inhérente et à la personne de Nietzsche et à sa doctrine — équivoque que Nietzsche se plaît à souligner lui-même quand il se Présente dans Ecce Homo comme l'incarnation de la décadence et de l'essor. Et Löwith s'efforcera de rendre sensible ce décalage entre Nietzsche et Zarathoustra, entre Nietzsche fou et Dionysos, et de démontrer comment de ce décalage procède la scission notionnelle que met a jour une étude rationnelle de l'idée de l'éternel retour. Tant et si bien que la doctrine acquerrait une valeur positive suivant le degré d'identité entre Nietzsche et Dionysos.

Vouloir vivre tout instant de telle sorte que l'on puisse désirer le revivre à l'infini — cet impératif de l'éternel retour, le seul authentique de la volonté de puissance si faussement interprétée jusqu'à ce jour, constitue en fait la nouvelle responsabilité que l'homme doit assumer du fait de la mort de Dieu, et confère un nouveau poids à l'existence humaine. Le temps du retour éternel, remarque Löwith, n'est donc pas celui de l’ « éternelle présence » du cercle vicieux, mais le temps futur d'un but qui libère du poids du passé par la volonté de l'avenir. L'éternité est bien le but voulu d'une volonté toujours renouvelée d'éternisation de soi-même comme des faits et des choses de l'existence. C'est là l'heure du grand midi, lorsque la volonté de l'avenir s'affirme et qu'il s'agit de décider dans le sens du surhomme ou du soushomme.
Or, la contradiction interne entre l'impératif éthique : vouloir revivre tout instant de telle sorte que l'on puisse désirer le revivre à l'infini — et la notion même de la nécessité du retour éternel apparaît dès que Nietzsche affirme : « Le fait de supporter notre éternité (dans l'éternel retour) — ce serait la chose suprême. » Car même s'il ne nous arrivait pas de désirer revivre notre passé vécu, nous ne saurions échapper à l'inexorable nécessité de le revivre éternellement ! Et l'objection de Löwith pourrait se formuler ainsi : il s'agit moins d'une volonté éthique qui nous ferait saisir le vrai de la totalité dans le moment fortuit, qu'une prise de conscience de notre irresponsabilité. En tant qu'existence nous ne supportons pas de n'avoir aucune part à notre « factualité » passée, et voulons par conséquent être responsables de notre existence en tant que volonté, bien que nous ne puissions pas l'être en tant qu'existence pure et simple. Seule par conséquent, une conception de l'éternité cyclique peut concilier le vouloir nietzschéen et la nécessité réalisée par la raison nietzschéenne. De ce moment, dit Löwith, on constate dans la doctrine tantôt l'expression d'une inspiration, tantôt celle d'une décision. « Une confondre avec son image d'Heraclite, son idée de l'éternel retour avec la notion du jeu dans la nécessité. L'être de toute chose existante n'apparaît dès lors plus comme la punition de ce qui est devenu, mais comme la justification du devenir qui inclut l'anéantissement. Mais si Heraclite ne connaît pas d'impératif éthique, si « l'obligation de reconnaître le Logos, parce qu'étant homme, n'existe pas Pour lui, mais qu'il lui importe beaucoup plus de savoir pourquoi il existe de l'eau, pourquoi de la terre? » — si la même loi immanente aux éléments régit à ses yeux l'homme le plus noble comme le plus bas, — c'est qu'Heraclite représente encore l'homme qui est de ce monde, qui peut vouloir la nécessité, — alors que Nietzsche est l'homme qui ne vit plus que dans le monde aliéné par le Christianisme et relativisé par les sciences, et pour qui, par conséquent, la nécessité de vouloir existe fatalement comme principe éthique. La position perdue qui implique cette nécessité de vouloir est exactement celle qu'occupe Nietzsche, selon Löwith, « au sommet de la modernité ». En reconnaissant, en voulant la mort de Dieu, il attend que de cette volonté négatrice, ressuscite le monde tel qu'il fut avant de devenir l'ici-bas par rapport à l'au-delà. Christophe Colomb de la philosophie, Nietzsche s'en va à la redécouverte de l'Inde Hellénique par la route occidentale qu'a ouverte le nihilisme dont la forme extrême, enseignée par la doctrine de l'éternel retour, représente un bouddhisme européen, celui-ci mettant toute l'énergie humaine à nier que l'existence ait un but. « Nihilisme, symptôme de ce que les défavorisés du sort n'ont plus de consolation : qu'ils détruisent pour être détruits, que, affranchis de la morale, ils n'ont plus de motifs pour se rendre, — qu'ils se placent sur le terrain du principe opposé et veulent de leur côté de la puissance, en contraignant les puissants à être leurs bourreaux. Telle est la forme du bouddhisme européen, du « Faire-Non », de l'action néantissante, après que toute existence a perdu son sens. » L'action néantissanie ne sera cependant que la condition préalable de l'adhésion à la totalité de l'être. Comment Nietzsche se libère-t-il lui-même de sa volonté du néant? Comment effectue-t-il le passage dit Je veux au Je suis? En se réaffirmant soi-même dans le mouvement du monde naturellement nécessaire. Au bout de sa circumnavigation morale, ce nouveau Colomb ne revient-il pas au milieu des récifs des « contradictions et des tribulations de son moi », ces récifs étant comme « les témoignages les plus authentiques de ce moi créateur, évaluateur et volontaire, mesure et valeur de toutes choses depuis que la « Mesure et le Milieu » dans le rapport de l'homme au monde ont disparu et que l'homme est jeté au sein d'un univers qui lui est devenu inconciliable. Dans ces conditions il est d'autant plus remarquable qu'à la magie de l'extrême qu'il subissait, qu'à l'idée de tension suprême, il ait opposé l'idéal du plus « mesuré » qui se passe de formules extrêmes parce que certain de sa Puissance; qu'il ait pu concevoir la maxime : « Dans l'effort surpassant l'humain, trouver la mesure et le moyen terme... » Alors que l'homme antique dont il annonce le retour, s'en tenait à une mesure, à un moyen terme, parce que sans mesure de par sa propre nature, le destin de Nietzsche fut d'accentuer la tension entre l'existence sans but de l'homme moderne et le monde dénaturalisé et relativisé, d'accentuer le je veux jusqu'au je suis, par crainte de sombrer dans la médiocrité des individus limités. Situé dans la tension entre le soushomme et le surhomme, il fut lui-même un défavorisé du sort, un « HalbZerbrochener », un « à demi-brisé », en qui se pousse l'avenir. Exemple vivant de l'éternel retour, son génie personnel épousait le mouvement de l'univers aveugle, tout plein qu'il était de la vision « de la mesure et de la plénitude, suprême forme d'une exception reposant en elle-même ». Entre le soushomme et le surhomme, il avait atteint « midi »-le-gouffre et le minuit profond.

P. Kl.
(1) J. Wahl, dans l'article publié plus haut (p. 22) donne un autre exemple des exposés de Jaspers.
(1) Cf. Les Recherches philosophiques, années 1935 et 1936.